Janssens, les moissons du somnambule
Dans un entretien quil a accordé à Jean-Louis Godefroid, commissaire de son exposition à lespace Contretype, Alain Janssens insiste sur le caractère contemplatif de sa photographie et revient sur le décalage entre lacte lui-même et le retour sur cet acte au moment de la découverte des images en chambre noire. La révélation qui intervient nécessairement dans le processus prend ici tout son sens. Il parle de « se laisser aller, de ne plus très bien savoir ce quon a fait.» Ailleurs il confesse que ce qui lintéresse lorsquil opère, cest «de ne penser à rien», «dêtre en suspension», ce qui lui autorise un autre rapport au temps.
Même sil a tort dopposer systématiquement cette pratique, ou en tout cas cet état desprit au reportage, selon lui trop narratif (ce en quoi il se trompe : une photographie ne raconte jamais rien), ce discours ne manque pas de pertinence. Sil manque parfois de limpidité, il est en outre en parfaite adéquation avec ce qui est montré. On peut voir ce qui constitue Entres autres choses comme la moisson dun somnambule, une errance sans but précis dans les méandres de linconscient. A ce titre, le travail de Janssens renvoie immanquablement au contenu de The somnanbulist, louvrage séminal de Raph Gibson. Ici comme là, nous sommes dans lentre-deux, dans ces zones mal définies où le rêve éveillé ou non- rejoint la réalité. Mais, si lesthétique et le parti pris du Liégeois rappellent à bien des égards ceux de lAméricains, leur approche de la sensualité diverge en ce que le plus jeune des deux se révèle plus charnel que cérébral.
Le monde auquel nous convie Alain Janssens, même sil ne manque pas de mystères parfois inquiétants, proche des ambiances de David Lynch, est tout à fait séduisant. Cest bien volontiers quon le suit à la rencontre de petits moments de grâce émouvante parce que fragile et éphémère.
Ce qui arrête le photographe, le pousse à déclencher presque malgré lui relève souvent de lindicible. En ce sens, il affirme avec un éclat discret toute limportance des « petits riens ».
Lexposition se compose en fait de deux séries distinctes, Les choses sans nom et Paysages habités (auquel il faut ajouter un livre dartiste, présenté sous vitrine, Le silence. Et le chaud. Et le froid.) mais on peut lire lensemble comme une suite discontinue, admirablement mise en séquence et tirant au mieux parti de larchitecture pourtant difficile de lhôtel Hanon. Rarement ici un artiste aura-t-il à ce point intégré le lieu avec justesse. Seule fausse note : certains cadres peuvent paraître trop massifs pour les petits formats.
Hormis quelques paysages présentés sur fond blanc, les photographies sont directement cernées de noir, enserrées, refermées sur elles-mêmes, et ce cloisonnement sied à merveille au propos introspectif de lauteur. Chaque image demande une attention soutenue, une proximité physique, alors que le recul, la distance permettent dembrasser au mieux les séquences.
Si lunivers évidemment plus évoqué que décrit par Alain Janssens lui est propre, que lui seul en détient toutes les clés, chacun pourra néanmoins y retrouver des repères familiers, des bribes de son histoire personnelle. La réussite consiste à rendre lintime universelle.
Des souvenirs remontent à la surface, comme ce poisson venant happer un peu dair. Tous, nous avons dans un recoin de notre mémoire un escargot ou une libellule, des femmes endormies, des pages de livres oubliées dans lherbe, des chemises échancrées laissant entrevoir un pubis, des vaches, des chats, et des moutons. Tous, nous avons été attirés par une montre posée sur un meuble, par trois figues, par la lame brillante dun couteau, par une table dressée dans un restaurant inconnu, par une ombre à la naissance dun cou, par lun ou lautre grain de beauté sur une gorge offerte.
Alain DHooghe .
Le matin . 22 février 2001