Avec "Lieux et liens", le jeune artiste liégeois Alain Janssens s’offre le plaisir subtil mais inquiet d’interroger l’arbre sur les racines humaines pour en débroussailler l’intime représentation à l’état brut.
Dans notre chronique du vendredi 2 décembre 1988, nous présentions "Violences d’amour", une série du jeune photographe liégeois Alain Janssens, série dans laquelle la conception photographique est basée sur des souvenirs de la vision rapprochée du corps féminin, une perception du corps qui s’adresse au corps lui-même, au travers de la mémoire individuelle de chaque spectateur, de ses sens, de ses fantasmes, de ses émotions.
"Violences d’amour", écrivions-nous, témoigne d’une relation intime privilégiée entre le photographe et son modèle, donc de ses violences, ou, mieux encore, de ses intensités. Les photographies d’Alain Janssens constituent le contenu cerné entre la réalité et le réel.
Ce qui est et ce qui pourrait bien être, voilà le point de départ et le point d’arrivée entre lesquels l’acte photographique s’exerce, se meut, se délivre.
Chaque photographie d’Alain Janssens résulte d’une amplitude extrême et exclusive s’épanouissant entre ces deux états totalement différents..."
Sous le titre "Lieux et liens", Alain Janssens regroupe ses oeuvres récentes qu’il expose présentement au Musée de la Photographie, Centre d’Art contemporain de la Communauté française à Charleroi.
Une quête de sa préhistoire
Avec cette nouvelle série, nous restons dans le même parcours, le même va-et-vient où s’accomplit son acte photographique. Nous retrouvons la même dualité entre l’image précise et l’image latente, celle qui engendre les apparitions.
Chez l’artiste, l’image n’est pas un signifiant. Elle regroupe, en fait, des significations, c’est-à-dire des indices, à partir d’un schéma directeur, de manière à permettre à celui qui regarde de s’impliquer à son tour, d’embrayer avec son propre vécu, avec ses propres interrogations.
Partant du principe que la photographie peut reproduire bien plus que la simple peau des êtres et des choses, Alain Janssens abandonne toute esthétique du laid ou du beau, du vrai ou du faux, pour s’enfoncer dans une forêt d’arbres et de signes à la fois, sa forêt de Brocéliante, aussi bien, non pour vivre des enchantements, mais pour une cueillette, brin par brin, de sa propre histoire inscrite au plus profond de la nature.
Cette quête de sa préhistoire vise des traces, des signes pouvant témoigner de ce par quoi il est passé avant d’en arriver là.
Un lieu, nous dit le dictionnaire, est "une portion déterminée de l’espace, considérée de façon générale et abstraite". C’est aussi la définition d’une photographie.
Un lien est "toute chose flexible et allongée servant à lier". Il introduit les notions d’accouplement, de liaison, d’enchainement, de relation, d’analogie, d’attache, d’affinité. Une simple ramure devient ici lien, affinité entre l’homme et le lieu, la forêt, entre l’homme et les choses les plus ténues de l’arbre, ses radicelles s’abreuvant aux sources mêmes de la vérité de toute vie, de son histoire, de l’histoire de l’homme, de ses mystères, de ses arcanes, de ses émergences, de ses possibles.
Des codes d’avant le langage
L’exposition comporte trois parties : une introduction, la partie "lieux" et la partie "liens". Chaque partie propose des compositions en plusieurs images (certaines fonctionnent en diptyque) avec des formats différents. Il ne s’agit pas de séquences ni de narrations. Il n’y a pas d’histoire, même s’il y a une évolution. La liberté existe de voyager d’une image à l’autre.
L’artiste privilégie cependant un sens de lecture : celui du passage de l’ombre à la lumière, de la matière et de la densité à l’impalpable (à force de trop dévoiler, il n’y a plus rien, car la richesse des choses est dans le non-dit). Le blanc opaque devient angoissant. La lumière aveugle et invite à un retour à la matière, là où les choses sont inscrites. Perpétuel passage d’un état à un autre pour d’autres réalités, pour d’autres courbes, d’autres matières, d’autres interrogations (aussi d’autres passages parfois complexes, voire utérins).
Si des formes s’inscrivent, c’est bien qu’il y a des signes, donc des indices et même des contraires qui se rejoignent, parfois au creux d’une simple respiration. Recherche d’indices, de réalités.
A bien y regarder, il y a aussi comme des rappels de formes calligraphiques qui s’offrent à des degrés multiples d’interprétation. Savoir refuser les signes trop flagrants, comme les mots et leurs pelures d’oignon. S’en tenir aux codes d’avant le langage, au flux des sèves, s’aventurer d’instinct, voir comme on sent, de manière à pouvoir retrouver les mêmes signes ailleurs, à d’autres moments, à reconnaître sa propre trace sans que ce soit une trace d’homme mais sa vérité existentielle, avec pour témoins d’invisibles présences.
Passage d’un état à un autre, d’une photo à une autre. Entrer en contact sans devoir rien expliquer. Arriver à pouvoir partager un secret même sans le connaître.
Constituée de six petites photos, l’introduction comporte les clés d’accès comme des cartes d’un tarot emblématique. Qui choisit quoi ? Jouez toujours, si vous le pouvez. Il faut pouvoir dépasser les images neuronales de la forêt pour s’inquiéter des sources, des échanges biotiques, pour être à l’écoute des sèves.
Subtile dialectique
L’artiste place les indices, les informations recueillies, dans le cadre de nos ignorances. Cette dialectique subtilement conduite est en parfaite concordance avec l’objectif suivi.
Etre bien dans les images d’Alain Janssens, même si elles ne disent pas ce qui est digne d’être photographié, montré. Pourquoi montrer, comment regarder ? Favoriser une nouvelle éducation à l’image, redéfinir le rôle de l’image comme il faut redéfinir la place de l’homme dans l’éphémère et dans la durée.
Alain Janssens se refuse à proposer des images prédigérées. Art sans codification, sa photographie se veut à l’état brut, sans trace de l’homme. A-t-on seulement affaire à son regard, à son intelligence ? "Le temps est venu d’évacuer tout l’aspect intellectuel de la photographie, dit-il. Arriver enfin à ne plus lire une photographie avec ce que l’on sait mais bien avec ce que l’on est". L’accès à l’intime de la photo comme à l’intime de l’homme et de la forêt, sa mémoire, sa vérité, est à ce prix.
Quant à l’esthétique, elle est tout entière celle de la matière photographique : valeur des gris foncés, le flou, les sous-expositions et surexpositions, le net, le cadrage, la composition, le rapport entre les masses. Ici, l’exploration du langage photographique est rigoureusement photographique. Elle est à l’image de l’interrogation humaine sur son propre destin au travers des liens génétiques qu’il conserve avec le règne arborescent. L’empreinte esthétique est à l’image de l’empreinte génétique.
"Regarder sans comprendre, dit Alain Janssens, accéder au lieu par l’image. Non par son langage mais par son secret. Ne pas rompre les liens".
L’homme s’interroge sur ses racines. N’obtenant pas de réponse, il lui reste à se tourner vers l’arbre pour tenter de saisir, enfin, l’intime conviction des sèves. Alain Janssens, guetteur de sèves.