Alain Janssens

Sophie Lebrun "... de l’ombre à la lumière" La libre Belgique 15 octobre 2009

Alain Janssens, de l’ombre à la lumière

Le photographe a couvert le chantier de la gare des Guillemins pendant 8 ans.
Résultat : un regard personnel, à la fois informatif et artistique.

Des premiers travaux de déblaiement au ballet des ouvriers donnant la dernière touche sur l’immense voûte, c’est un chantier de près de dix ans qui se dévoile par le biais de la photographie. Un chantier à la fois terriblement lourd et délicat, très technique mais aussi en constante interaction avec l’humain, comme le rappelle l’exposition qui se déploie in situ , sur toute la longueur de la gare des Guillemins conçue par l’architecte Calatrava. Cent cinquante photographies, assemblées par "grappes" de deux ou trois et ponctuées de portraits d’ouvriers. Un fini mat qui accroche le regard, un accrochage sobre, un lieu (le parking +1) à l’écart du "faste" de la grande verrière. A l’image de l’auteur de ces clichés magnifiques, homme discret et humble, et non moins passionné : Alain Janssens. On se souviendra que son regard sensible s’est aussi posé, récemment, sur le chantier d’un autre fleuron de l’architecture contemporaine à Liège : le cinéma Sauvenière.

Pendant huit ans, sur une commande d’Euro Liège TGV, maître d’oeuvre de la gare, le photographe liégeois a arpenté le chantier de fond en comble. Se laissant guider par la lumière ( "C’est elle qui organise le regard, dessine le cadre" ) et l’(inter)action perpétuelle, mais aussi par le hasard. Cette étincelle poétique qui peut surgir tantôt de scènes et d’objets du quotidien - c’est le sujet d’un large pan du travail artistique d’Alain Janssens, incarné par le livre "Temps brassé" paru en 2005. Tantôt d’un chantier immense comme celui des Guillemins : d’un singulier entrelas de matériaux, d’une nappe de brume drapant de mystère la grande silhouette blanche, de la relation entre les bâtisseurs d’une gare et ses usagers "Il y a sans arrêt de la sculpture éphémère qui s’installe sur ce chantier, qui est lui-même une sculpture monumentale" , s’enthousiasme Alain Janssens. Casque et gilet jaunes, trépied sur l’épaule, oeil à l’affût. "J’aime aussi les moments de grâce, de silence, les intervalles. Un ouvrier qui regarde en l’air, un moment d’absence, de respiration, les gens qui ont l’air ailleurs. Or, une gare c’est cela : l’ouverture vers un ailleurs". Nous sommes en juin 2006.

Le photographe travaille encore parfois en argentique, "avec une petite chambre technique, moyen format, pour respecter la perspective, l’horizontalité et la verticalité" de l’édifice hors normes. Jamais au flash, en accord avec une lumière naturelle "parfois épouvantable, parfois magique. J’aime travailler avec, et pas contre les choses" . Ce soir-là, les arcs rosissent sous le soleil couchant. "C’est cela qui est bien avec le blanc : il prend toutes les couleurs de la lumière" .

Par beau temps, les courbes et quadrillages de la structure dessinent d’innombrables motifs sur le ciel azur. Ce contraste du bleu et du blanc, cet entrecroisement de lignes, "ce jeu graphique" constitue une véritable dimension de la gare, note Alain Janssens. "Mais ce qui me touche davantage, c’est le passage de l’ombre - des ténèbres - à la lumière, en venant du sous-sol (NdlR : où se situe la gare proprement dite), l’ambiance plus sourde du passage sous voie, la lumière subtile dans les escaliers. Il y a le monde d’en bas et le monde d’en haut. J e cherche un regard personnel, pas trop évident, pas trop graphique" ajoute Alain Janssens. La forme (et la taille) de la gare, quoi qu’il en soit, oblige à dépasser les points de vue "classiques". La photo de face "n’est pas la plus belle, elle est en tout cas compliquée. Et pour cause : c’est une gare sans façade. La lumière ne s’accroche quasi sur rien" . Capter l’édifice dans son entièreté tient également du casse-tête. Nous sommes en septembre 2009, à dix jours de l’inauguration de la gare.

Le photographe attitré du chantier a fait ses comptes : "J’ai 8 000 photos et je suis venu 180 fois (!), deux à quatre heures en moyenne" . De quoi nouer avec elle un rapport "affectif" . Et engendrer, au bout du compte, un long travail de tri. In fine , analyse-t-il, son regard s’organise en trois dimensions. Il y a l’architecture, bien sûr : les structures et le rapport au paysage. "Il y avait une dimension chaotique permanente. Ce n’est que petit à petit qu’on a senti où allait exactement se mettre la gare. Le point de vue que je choisissais et comptais répéter, était, chaque fois, débordé par sa taille" . L’idée du voyage sous-tend également sa démarche. "La gare, c’est le départ (du rêve ou du boulot) et l’arrivée. Tou(te)s les (histoires) possibles qui s’y inscrivent. Le voyage mental. Et celui des corps qui l’habitent ou la traversent, créant des chorégraphies extraordinaires. Un corps est déterminé par l’environnement qui le suscite, le stimule. Dans un édifice de cette dimension, il peut s’y déployer largement !". Les trains et les hommes, quant à eux, y apparaissent minuscules : "On songe aux trains électriques, aux jouets de notre enfance" . La démarche du photographe comporte, enfin, une dimension "cosmique" . Née, à la fois, de la forme de la gare, sorte de voûte céleste, et d’un travail mené dans la durée. "J’ai vu le soleil changer radicalement d’orientation entre l’hiver et l’été. Le 21 juin, il se lève dans l’axe du tunnel sous voie et y rentre assez loin - cela ne dure que quelques jours. Au solstice d’hiver, il se lève dans l’axe des voies ; quand il y a de la brume, en plus, c’est une lumière magique. Cela crée deux perceptions très différentes de la gare."

Cela fait une panoplie de lumières, le matin, et cela change radicalement . Toutes proportions gardées, c’est un peu comme l’architecture de Vézelay, le chemin de lumière défini par le solstice d’été, une architecture bâtie en fonction de la lumière. Dès le départ, j’avais pensé, entre autres, à la symbolique du dôme, la couverture, la protection, la voûte céleste (l’idée du cosmique était donc quelque part déjà présente). Une forme ? Une courbe, donc pas d’angles, une douceur, transférable dans plein de trucs. La question - et le casse-tête, avec tous ces buildings ! - c’est : comment l’introduire dans le cadre. En huit ans, d’autres choses ont changé, d’autres perspectives se sont ouvertes, sur le plan technique notamment : "J’ai terminé le chantier uniquement au numérique, qui a fait un énorme bond en avant l’an dernier" ., soulignant permet tellement de choses, des agrandissements avec une définition extraordinaire, des photographies de nuit avec un grain très fin et même un grand angle performant (avec un objectif à décentrement, qui permet une perspective et un cadrage fins dès la prise de vue).

Sous l’objectif d’Alain Janssens, attentif aux matières autant qu’à l’inscription humaine, la gare prend "chair", modelée et tourmentée par les éléments, terre, feu, eau, air.

Il a remporté ce défi : honorer un travail de commande sans renier son regard personnel, marier poésie et information. L’expo propose des associations propices à l’imagination, tout en suivant un ordre chronologique qui aide le visiteur à s’y retrouver dans le grand meccano que fut ce chantier. Il ne manque qu’un livre pour pérenniser et diffuser ce reportage - qui a aussi valeur d’archives. Un projet d’ouvrage est à l’étude, confie l’intéressé. Qui, pour l’heure, se réjouit de "retourner à un rythme plus lent, à des choses plus petites" .

Sophie Lebrun.
La libre Belgique 15 octobre 2009