Alain Janssens

Pierre Bastin « Violences d’amour » La Wallonie 2 décembre 1988

« Violences d’amour » à regarder avec le corps

« L’art doit être proche de la vie, de ce qui est, de ce qui n’est pas, de ce qui pourrait très bien être ».

Cette déclaration surréalisante sert au photographe liégeois Alain Janssens à définir sa démarche et sa manière d’appréhender le monde. Si nous la reprenons, Ici, en exergue, c’est qu’elle lui va à ravir, c’est qu’elle le caractérise parfaitement.
Ce Jeune artiste particulièrement sensible et cultivé n’est pas un inconnu de tous ceux qui savent apprécier la photographie contemporaine, qui y restent attentifs. Il expose depuis 1979 date de sa sortie de l’Institut Supérieur des Beaux-Arts St-Luc où II enseigne présentement, à l’occasion d’expositions personnelles ou collectives. Ces dernières années, II a été invité dans de nombreuses villes européennes comme Saragosse, Brescia, Francfort, Paris.

Une perception particulière du corps
A l’occasion de celle-ci, organisée en janvier 1988 au Centre Wallonie-Bruxelles, en compagnie des peintres Lennep et de Damien Hustinx (notre chronique du 11-11-88), II présentera une série de quinze tableaux photographiques composés chacun de neuf polaroîds.
Dans cette série, « la conception photographique est basée sur des souvenirs de la vision rapprochée du corps. La perception qu’on en a s’adresse au corps lui-même », note Alain Janssens. Nous en avons dit quelques mots dans notre chronique du 29 janvier dernier, sous le titre « Deux Liégeois à Paris ».
Il en va de même pour sa série qu’il intitule de façon provisoire « Violences d’amour » et qu’il présente chez Palladio jusqu’à ce samedi 3 décembre Inclus. Elle relève aussi, mais de manière très différente, d’une perception du corps humain qui s’adresse au corps lui-même, « au travers de la mémoire Individuelle de chaque spectateur, de ses sens, de ses phantasmes, de ses émotions... ».
Elle a été présentée pour la première fois lors de la Troisième Triennale Internationale de la Photographie organisée à Charleroi en avril-mal 1987. Les Liégeois ont pu la découvrir et l’apprécier durant le Mois de la Photo à Liège, en octobre 1987 (nos chroniques spéciales des 24 avril et 2 octobre 87). Elle fut et reste parmi les plus attachantes.

Un lieu non conventionnel
Cette série comprend huit photographies en noir et blanc grand format (150 x 80 cm) et constitue un véritable polyptyque, c’est-à-dire une seule œuvre composée de plusieurs parties. On saluera sa mise en évidence chez Palladio qui est un magasin de mobilier contemporain. Les lieux d’expositions de photographies se faisant de plus en plus rares à Liège, voilà la preuve que des alternatives existent bien, même dans des environnements moins traditionnels ou non conventionnels.
Ici, la photographie y trouve son compte dans sa confrontation même avec une autre réalité bien distincte, celle du meuble contemporain, ce qui prouve qu’elle peut avoir sa place dans un univers journalier qui, lui-même, peut mettre en valeur, l’aspect décoratif de la photographie. Il est à noter que pour cette exposition, l’environnement a été construit en fonction des photographies.
Autre conséquence à ne pas négliger, l’œuvre peut être vue par un public pas nécessairement sensible, au départ, à la photographie ou qui ne ferait jamais la démarche d’entrer dans une galerie d’art.

Intensités entre réel et réalité
« Violences d’amour » témoignent d’une relation Intime privilégiée entre le photographe et son modèle, donc de ses violences, ou mieux encore, de ses Intensités. Les photographies d’Alain Janssens constituent le contenu cerné entre la réalité et le réel.
Ce qui est et ce qui pourrait bien être, voilà le point de départ et le point d’arrivée entre lesquels l’acte photographique s’exerce, se meut, se délivre.
Chaque photographie d’Alain Janssens résulte d une amplitude extrême et exclusive s’épanouissant entre ces deux états totalement différents.

Manipulations photographiques du corps
La ressemblance et la vraisemblance sont rejetées au profit du vécu, donc du vrai, au travers d’une même constante, celle de la nudité. Pour ce faire, il n’est donc pas étonnant que l’artiste ait recours aux manipulations photographiques du corps pour engendrer la force de ce vécu.
Elles font partie de cette dynamique qui consiste, comme l’indique Alain Janssens, en la recherche et en la réalisation d’une image que l’artiste a dans la tête et dont iI est, à la limite, prisonnier.
Ces manipulations sont de plusieurs ordres. Chaque photographie, donc chaque corps ou amplitude, est réalisée en deux prises de vue, l’une révélant le bas du corps, l’autre le haut. Cette coupure exercée au niveau du ventre, centre des tensions par excellence, ne relève pas de la césure poétique qui, elle, Introduit le repos a l’intérieur d’un vers et en marque la cadence. Elle Indique plutôt le point culminant de la dynamique vibratoire des sens, l’axe où s’articulent les pulsions, les tensions, les distorsions et les mouvements qu’elle libère.
Alain Janssens renforce l’ensemble du mouvement par un éclairage approprié (en opposition) du bas et du haut du corps. Enfin, il pratique des déchirures sur ses négatifs pour encore renforcer les points forts de ses compositions, pour mener les tensions à leur point critique de rupture.
De la sorte, il enrichit aussi l’acte photographique dont la démarche essentielle est la prise de vue. Déchirer un négatif est aussi une prise de vue et un moment très intense dans la manipulation d’un objet unique. L’acte créatif est double.

Plusieurs lectures possibles
Les photographies d’amour d’Alain Janssens sont des photographies d’un relationnnel possessif à l’image de l’acte photographique qui est une appropriation du corps de l’autre (prendre une photo). Elles traduisent des moments très forts, mais très éloignés de l’érotisme.
La matérialité du corps n’est pas évoquée. Le corps est rendu moelleux par absence de détails. Il est vecteur simultané-ment d’impressions, d’expressions sensuelles et de volupté.
L’œuvre vit de la dualité entre l’image précise et l’image latente qui apparaît progressivement et qui peut toujours disparaître. Les images ont l’air de flotter. Il est vrai que la photographie est apparition dans son essence. Il s’en suit plusieurs lectures possibles de l’image créée, complète ou non. Donc, chez Alain Janssens, l’image n’est pas un signifiant. Elle regroupe des significations à partir d’un schéma directeur : le corps vécu : significations perçues selon la connaissance et la reconnaissance que le spectateur a ou n’a pas de son propre corps.

Selon notre propre expérience du corps
Les corps montrés par Alain Janssens sont en définitive des Indices qui vont permettre à ceux qui les regardent de mesurer leur vécu, leurs expériences par rapport au corps, au corps de l’autre, à leur corps.
La qualité d’une photographie, d’une œuvre d’art, c’est de donner à voir toujours plus, plus on la regarde. C’est Impliquer celui qui regarde, c’est l’associer à sa révélation complète mais de manière dédicacée.
Les photographies d’Alain Janssens ont en plus une qualité intrinsèque. Elles s’adressent tout aussi directement à notre regard qu’à notre corps, à ce qu’il est, n’est pas et pourrait très bien être.