Alain Janssens

André Murcie . Les angles morts. 18 01 21

FEUILLETS LITTERAIRES ANDRE DHÔTEL / 016

Ces Feuillets André Dhôtel naturellement consacrés aux recensions d’ouvrages de et sur André Dhôtel s’ouvrent aussi à l’évocation des artistes dont le cheminement a croisé de son vivant le chemin de l’écrivain ou dont plus tard le travail est entré en résonance avec l’œuvre de l’auteur de Lorsque tu reviendras, car souvent les pas évanouis des disparus nous précèdent sur les pistes que nous empruntons... Alain Janssens est apparu dans notre recension Du côté de chez André Dhôtel, magnifique livre de rêveries nervaliennes captées tant au fil de la plume que par le déclic d’appareils photographiques. ( Voir notre Feuillet N° 005 ).

ALAIN JANSSENS ( APPROCHE I )

Dans notre feuillet 005 nous nous demandions quel était le nom du diabolique maquettiste de Du côté d’André de Dhôtel. Ils sont deux - le diable ne s’appelle-t-il pas Légion – Daniela Corradini et Alain Janssens. Deux complices en œuvres de plaisir et d’esprit, créateurs de Double Page, entreprise – elle graphiste, lui photographe – qui donne à insuffler, au travers de publications de livres et documents divers, une vision de l’esthétique utilitaire de l’architecture de notre temps. Nous reviendrons en un feuillet postérieur sur cette partie du travail des activités d’Alain Janssens, ne retenant aujourd’hui que cette apparente contradiction entre l’aplat photographique et la voluminité architecturale, la même dichotomie que les Grecs anciens établissaient entre peinture et sculpture.
Cette dimension amphionesque de ce versant de l’œuvre n’est pas à négliger, Alain Janssens ne la considère pas comme un travail strictement alimentaire, même si dans son site il semble privilégier l’édition de quelques ouvrages qu’il serait facile de nommer plus personnels, si Silence ( 2008 ) et La gare blanche ( 2010 ) sont livres de commandes en lien avec son activité professionnelle liée à sa passion architecturale, se dégage d’eux une volonté poétique de dresser les choses en leur solitude métaphysique à vouloir être indépendamment de l’homme qui les construit ou les abat.
Une démarche semblable irrigue les livres, Le silence. Et le chaud. Et le froid ( 2001 ), Temps brassé ( 2005 ), Nulle part et partout ( 2011 ), il serait commode de les nommer artistiques, alors qu’ils ne sont que des approches par le regard d’objets et d’instants humains, comme s’il s’agissait de capturer l’âme qu’ils n’ont pas en eux mais qu’ils projettent en nous. Livres qui par leur déploiement et leur dépliement ne sont pas sans analogie avec les objets poétiques initiés par Mallarmé, comme autant de coups de dés aventureux.
Ces trois livres sont présentés – photos des objets et parfois vidéos – accompagnés de quelques lignes qui sont à considérer en tant que porche poésique. Nous entendons par ce vocable qu’ils visent à une plus grande proximité qu’une démarche qui ne serait que poétique et qui ne consisterait qu’à mettre en forme le réel, alors que là il s’agit de tisser les liens qui relient non pas le monde avec sa représentation mais avec cette volonté de s’approcher au plus près d’une représentation qui ne soit pas une image mais une appréhension de l’espace qui dépende de l’acte même de cette approche. Si poésie et peinture se sont amadouées depuis des siècles, il n’en est pas de même pour poésie et photographie. Le temps leur a manqué. Comment induire une démarche orphique dans le noir de la fixation de la lumière. Seul Goethe a peut-être eu cette intuition de considérer la lumière non plus dans sa couleur mais dans sa transparence illusionnante. Le regard l’intéressait davantage que la corpuscularité de sa nature. ( A-t-on déjà remarqué que, concomitance signifiante, Goethe s’éteint en 1832 alors que la première photographie date de 1827...). Certains ne verront dans cette quasi-simultanéité que du hasard.
Le hasard est une des dimension de l’espace dhôtellien par excellence. Il vaudrait mieux dire des espaces dhôtelliens, car s’il n’y avait qu’un seul espace, il n’y aurait nul besoin de hasard. Puisqu’un seul espace ne saurait se rencontrer lui-même, à moins qu’il n’épousât la notion de hasard elle-même, cette notion d’épousailles de la notion est un des plis le plus profond de la pensée mallarméenne. Notons qu’une photo épouse un espace donné ( ou choisi ) sans en prendre possession. Un photographe prend un espace mais ne rentre pas dedans. Du moins il s’en approche. Nous pénétrons ici en plein ( expression par trop machiste ) dans la notion toute mallarméenne de virginité, de l’espace.
Des mots issus des titres de ces trois ouvrages surnommés – gare, nulle part – nous ramènent à Dhôtel, la participation d’Alain Janssens au projet de l’ouvrage Du côté de chez André Dhôtel ne saurait être fortuite, elle procède de ces cheminements individuels qui empruntent les pistes ombreuses de la poésie. Ecoutons ces minutes de la RTBF au cours desquelles Alain Janssens répond le 09 / 12 / 2020 aux questions de Pascal Goffaux.
Les Ardennes, Dhôtel, Janssens. Le triangle est posé, reste à comprendre la trigonométrie de la pratique photographique. Des particularités géographiques Ardennaises, Dhôtel a peut-être tiré sa vision du monde. Le monde n’est qu’un espace, en même temps unidimensionnel et infini, ou alors constitué de milliers d’endroits particuliers, et tout dépend de l’endroit où se pose le regard, un vaste paysage, un arbre esseulé, une touffe d’herbe. L’on a envie de parodier Nietzsche, je vous raconterai comment l’espace se transforme en endroit et comment l’endroit devient objet. Et comment celui-ci vous fait signe. A moins que ce ne soit vous qui lui adressiez le signal de votre regard. Comme dans les contes d’enfant, le regard de l’artiste s’approprie cette portion d’espace, le méchant loup dévore l’appétence de ce qui se présente à lui, je te mange pour que tu deviennes la force vive de mon sang. Regardez, dit le photographe, ceci est mon sang. Qui coule noir, comme celui des héros de l’Illiade.
Parlons technique. Métis grecque, ou tâtonnement expérimental, si ce terme vous fait peur. Comment prendre une photo. Alain Janssens possède ses trucs et son expérience, la difficulté ne réside pas en cela, mais comprendre pourquoi, dans la longue marche de votre cheminement au travers de la campagne, vous vous arrêtez en un lieu précis, parce que c’est celui qui instinctivement d’après vous exprime d’une manière irréfutable et exigeante, votre vision de l’ensemble du paysage qui s’offre à vous, ou du moins le ressenti de votre présence selon ce lieu.
Certes l’on peut parfois entrevoir les choses différemment. Le lieu est un territoire et les êtes vivants qui le parcourent vous font signe lorsqu’ils surgissent devant vous. Toute la différence entre l’objet et l’animal. A partir des êtres vivants le romancier bâtit des histoires. Dhôtel est très fort pour vous en conter des plus abracadabrantes. Mais question d’espace le photographe ne possède pas du tout cette latitude. Son temps d’action est celui du présent. L’acte, pur et simple, une fraction de seconde. L’écrivain peut méditer durant des jours entiers sur une phrase, le photographe a-t-il seulement le temps de penser. Non répond Alain Janssens. Ce n’est même pas une action qui dure un instant très court. Elle n’est même pas instantanée, car l’instantané se déroule durant le temps d’une autre chose, Alain Janssens use d’une forte expression, il s’agit de ’’ sortir du temps’’. Comment exprimer cet inexprimable par un autre mot. Alain Janssens clique sur le mot clic, le clic qui imite le bruit de l’arrachage du temps. Il en propose un autre qui sera pratiquement celui de la fin. Phase, qu’il précise tiré du vocabulaire de la physique, notons que depuis Aristote la science physique est le mot le plus proche de la connaissance métaphysique...
Il est dommage que l’entretien ne se soit pas poursuivi. Quelques mots quant à Pascal Goffaux. Nous ne le connaissions pas, il connaît son métier d’interviewer, mais surtout ses questions et ses reprises trahissent un homme qui possède sa propre pensée. Denrée rare de nos jours.