alain janssens

Le monde caressant

Trois expos et un livre: l'actualité de ce photographe pourtant hors du temps conventionnel est particulièrement dense. L'occasion de jeter sur son travail l'éclairage qu'il mérite, loin des feux de la rampe et des spots aveuglants: une lumière Feutrée aux angles variables, riche de minuscules éblouissements...

Alain janssens (1956) est de ces photographes liégeois qui ont éclos et grandi dans le sillage d'une incontournable figure tutélaire, féconde et stimulante (à défaut d'être toujours amène ou mesurée), celle d'Hubert Grooteclaes. Devenu à son tour professeur d'esthétique, de studio et de portrait, il a développé au fil des années, avec rigueur et discrétion, un travail infiniment personnel, singulier et attachant. Jamais rien de bien spectaculaire dans ses sujets, pourtant : des corps et des fleurs, puis un citron sur une table, une veste posée sur les épaules d'une chaise vide, un dos nu, l'intrigante densité d'un feuillage, le museau anthracite d'un cheval qui fait irruption dans le cadre, traités avec douceur et baignés de lumière, cadrés dans de petits ou moyens tirages mats, le plus souvent carrés, d'une beauté qui fait parfois songer aux mondes infimes et infinis de Sudek.
Intérêt des "choses sans nom", comme les appelle le photographe, glanées au gré de ses "humeurs" (titre d'une autre de ses séries parmi les plus remarquables) ou de la magie des circonstances... Ce n'est probablement pas un hasard si Janssens a été remarqué et louange très tôt par une autre grande pointure, Jean-Claude Lemagny, ex-conservateur des photographies à la Bibliothèque nationale de France et chantre immémorial du silence photographique, du mystère et de l'indicible (ennemi acharné des "bavardages" de l'image explicite, sociale ou documentaire, du "réalisme mesquin" et de la rhétorique, et qui allait influencer, orienter de façon décisive -et parfois réductrice - tout un pan de la photographie créative contemporaine vers la méditation et la contemplation). Certes, Alain Janssens a le souci de "Regarder sans comprendre/Accéder au lieu par l'image/Non par son langage/Mais par son secret", ou considère -- de façon génialement éclairante -- qu' « une bonne image est une image qui échappe au texte, ou plus exactement (...) qui est en avance sur le texte". Mais cette opacité n'est qu'une partie de sa démarche et, précisément, le texte lui est par ailleurs indispensable; en plus de décrire il a besoin d'écrire, et d'une manière qui ne fait que souligner son attention au réel, à ce qui l'entoure, au monde vibrant : inégaux mais instructifs, ses petits fragments ont la fulgurance du haïku, phrases nominales énoncées de manière presque impersonnelle, à la troisième personne, et pourtant subjectives, et qui tentent de saisir l'impossible coeur des choses dans l'instant même de la perception, de la captation et de la création. La puissance de suggestion de ses photographies se double de celle du langage, l'animisme de ses compositions ("photographier du vivant dans l'inerte" ) se superpose au frémissement de la parole choisie. L'entreprise est démesurée, c'est la quête d'un absolu à portée de main, et modeste à la fois, avec pour tout souci la justesse du regard et l'écoute des résonances profondes. Loin d'être gratuit, le flou est ici précieux et pour ainsi dire précis. Et l'univers tactile et lumineux d'Alain Janssens, d'emblée, vous séduit, fascine, enivre... Il est probablement révélateur que, presque au même moment, il propose, chez Contretype à Bruxelles, un projet-prototype autour de son livre et, à l'occasion de la sortie de celui-ci, deux expositions-rétrospectives dans des lieux plus excentrés, provinciaux et confidentiels, mais qui ont mené au fil de ces dernières années un travail admirable : les Brasseurs et le Centre culturel de Marchin. Quand le temps est ainsi brassé, rassemblé/éparpillé, on peut éclore comme cela à gauche, à droite, de temps en temps et comme pour la première fois. Le printemps bourgeonnant sera celui de ce photographe-là et, comme le temps qui passe et les saisons trop courtes, il ne faut pas le manquer.

Emmanuel d'Autreppe
«L'art même» 2ème trimestre 2005

 

Alain Janssens : instants méditatifs

A l’opposé du sensationnalisme publicitaire ou médiatique, comme de “ l’instant quelconque ” propre à la photographie des années nonante, Alain Janssens (Liège, 1956) livre une photographie contemplative qui exige attention et écoute. L’expression “ prendre le temps ” pourrait caractériser sa démarche, car elle impose une durée à chaque étape du processus photographique. Le temps des promenades et baguenauderies, qui permet à l’artiste de s’immerger dans ses univers, naturel ou urbain ; celui du choix des épreuves, parmi les clichés et de leur associations éventuelles ; et enfin celui de leur contemplation, qui est aussi celui de la révélation, synonyme d’émerveillement.
Dans la série qu’il présente à la Grange du Faing, Alain Janssens a associé des images des différents lieux et de différentes périodes de son travail ; un ensemble qui brosse son évolution, de ses premiers travaux en milieu naturel, jusqu’à ses recherches en milieu urbain. De ses promenades dans les bois et campagnes, il a ramené des clichés qui cristallisent ses émotions sur des fragments, sur des bribes afin d’épurer le propos pour l’affiner. Refusant l’anecdote comme le contexte qui situerait le moment dans un espace-temps trop précis, il privilégie un processus d’abstraction qui fait rejaillir la quintessence de l’instant. Raison pour laquelle il s’accommode parfaitement du noir et blanc qui valorise la structure au détriment des détails.
Procédant par synecdoque (la partie pour le tout), il isole le fragment qui prend une valeur générale, sans nom précis, ni singularité propre, mais sans perdre l’intimité au profit de l’impersonnalité. Une flaque, un reflet, une branche etc. deviennent des instants d’émotions intenses qui laissent à l’imagination le soin de compléter l’ensemble, de profiter des zones de libertés laissées par l’image. Chaque instant repéré est saisi en quelques clichés ; jamais plus, car une fois la sensibilité affectée, le geste du photographe se produit spontanément. Et lorsque l’ensemble s’impose, comme dans certains paysages, Alain Janssens éprouve le besoin de les perturber, de les brouiller, comme s’il s’agissait d’en refuser l’évidence fallacieuse, d’en dénoncer leur immédiate mensongère, pour y introduire le doute. “ Je refuse les certitudes, explique-t-il. Je leur préfère la fragilité du doute, l’inquiétude instable du mystère. ”
Afin d’éviter l’éparpillement des œuvres, que pourrait produire leur diversité thématique, Alain Janssens propose des rapprochements basés sur les connotations qu’elles suggèrent. Une, deux ou trois photos, parfois plus, composent des polyptyques qui sont les bases de rapprochements narratifs. Non des histoires linéaires, qui seraient structurées sur un commencement et une fin, mais un “ milieu ” qui se répand par bifurcations et changements ; un peu à la manière de la pensée qui évolue au gré des stimuli proposés. Pas d’histoires donc, mais des associations surprenantes qui épaississent les sens possibles de chacune des images.
Prises individuellement ou en séries, ses œuvres suscitent l’émerveillement sans le vouloir, comme retenue par une forme de pudeur. Une dialectique contradictoire les anime en permanence : immobilité dans le mouvement, énergie dans la nervosité, condensation de la force,…Tentatives de compréhension intime de l’univers, ses photographies s’arrêtent sur la beauté éphémère d’un moment fragile, sur le mystère d’un éclat lumineux, sur la sensualité d’un texture surprise. Autant d’instants captifs qui, loin de s’épuiser, se régénèrent par leurs puissantes qualités suggestives.

Du 29 juin au 27 juillet 2002 à la grange du Faing. P.O. Rollin

 

Janssens, les moissons du somnambule

Dans un entretien qu’il a accordé à Jean-Louis Godefroid, commissaire de son exposition à l’espace Contretype, Alain Janssens insiste sur le caractère contemplatif de sa photographie et revient sur le décalage entre l’acte lui-même et le retour sur cet acte au moment de la découverte des images en chambre noire. La révélation qui intervient nécessairement dans le processus prend ici tout son sens. Il parle de « se laisser aller, de ne plus très bien savoir ce qu’on a fait.» Ailleurs il confesse que ce qui l’intéresse lorsqu’il opère, c’est «de ne penser à rien», «d’être en suspension», ce qui lui autorise un autre rapport au temps.
Même s’il a tort d’opposer systématiquement cette pratique, ou en tout cas cet état d’esprit au reportage, selon lui trop narratif (ce en quoi il se trompe : une photographie ne raconte jamais rien), ce discours ne manque pas de pertinence. S’il manque parfois de limpidité, il est en outre en parfaite adéquation avec ce qui est montré. On peut voir ce qui constitue Entres autres choses comme la moisson d’un somnambule, une errance sans but précis dans les méandres de l’inconscient. A ce titre, le travail de Janssens renvoie immanquablement au contenu de The somnanbulist, l’ouvrage séminal de Raph Gibson. Ici comme là, nous sommes dans l’entre-deux, dans ces zones mal définies où le rêve –éveillé ou non- rejoint la réalité. Mais, si l’esthétique et le parti pris du Liégeois rappellent à bien des égards ceux de l’Américains, leur approche de la sensualité diverge en ce que le plus jeune des deux se révèle plus charnel que cérébral.
Le monde auquel nous convie Alain Janssens, même s’il ne manque pas de mystères parfois inquiétants, proche des ambiances de David Lynch, est tout à fait séduisant. C’est bien volontiers qu’on le suit à la rencontre de petits moments de grâce émouvante parce que fragile et éphémère.
Ce qui arrête le photographe, le pousse à déclencher presque malgré lui relève souvent de l’indicible. En ce sens, il affirme avec un éclat discret toute l’importance des « petits riens ».
L’exposition se compose en fait de deux séries distinctes, Les choses sans nom et Paysages habités (auquel il faut ajouter un livre d’artiste, présenté sous vitrine, Le silence. Et le chaud. Et le froid.) mais on peut lire l’ensemble comme une suite discontinue, admirablement mise en séquence et tirant au mieux parti de l’architecture pourtant difficile de l’hôtel Hanon. Rarement ici un artiste aura-t-il à ce point intégré le lieu avec justesse. Seule fausse note : certains cadres peuvent paraître trop massifs pour les petits formats.
Hormis quelques paysages présentés sur fond blanc, les photographies sont directement cernées de noir, enserrées, refermées sur elles-mêmes, et ce cloisonnement sied à merveille au propos introspectif de l’auteur. Chaque image demande une attention soutenue, une proximité physique, alors que le recul, la distance permettent d’embrasser au mieux les séquences.
Si l’univers évidemment plus évoqué que décrit par Alain Janssens lui est propre, que lui seul en détient toutes les clés, chacun pourra néanmoins y retrouver des repères familiers, des bribes de son histoire personnelle. La réussite consiste à rendre l’intime universelle.
Des souvenirs remontent à la surface, comme ce poisson venant happer un peu d’air. Tous, nous avons dans un recoin de notre mémoire un escargot ou une libellule, des femmes endormies, des pages de livres oubliées dans l’herbe, des chemises échancrées laissant entrevoir un pubis, des vaches, des chats, et des moutons. Tous, nous avons été attirés par une montre posée sur un meuble, par trois figues, par la lame brillante d’un couteau, par une table dressée dans un restaurant inconnu, par une ombre à la naissance d’un cou, par l’un ou l’autre grain de beauté sur une gorge offerte.

Alain D’Hooghe .
Le matin . 22 février 2001

 


Visions troublées et troublantes

.... On peut aussi passer devant le travail de Chrystèle Lerisse et Alain Janssens sans le voir. Tous deux sont actuellement rassemblés à la galerie Contretype. Tous deux travaillent sur la lumière, la réalité, les troubles de la perception ...
Le second, travaille sur le concept de réalité. "La réalité" tout court et celle du photographe. Au travers de ces "humeurs bleu", il nous piège ainsi constamment, par le biais d'une photographie mystérieuse et insaisissable. Rien d'évident ici. De la réalité première à celle perçue par le visiteur, le regard du photographe à fait son oeuvre, chargé des humeurs de celui-ci, de sa disponibilité du moment, de ses envies, de sa perception. Le regard peut une fois encore se heurter de front à ce travail et s'en détourner aussitôt. Il peut aussi prendre le temps de s'y frotter, tenter d'en décoder les sens, d'en percevoir les secrets.
Chez Soupart, comme chez Lerisse et Janssens, la photographie n'a rien d'immédiat ni d'évident. Elle demande une attention et une disponibilité proche de la contemplation. Alors seulement elle se révèle à nous petit à petit, comme un poème mystérieux, une apparition troublante et fascinante.

Jean-Marie Wynants
"Le Soir" des 20 et 21 avril '96

 

Le feuillagisme m'a donné une grande leçon. Il y a quinze ans environ nous en avons vu se multiplier les manifestations. Il foisonnait, c'est le cas de le dire. Et il signifiait, au travers de ses confusions intrinsèques, une lucide prise de conscience de la photographie par elle-même. Le fait de pouvoir saisir les moindres détails de la forme et le plus fin grain de la matière n'absorbait pas la photographie dans un réalisme mesquin et pointilleux mais lui permettait au contraire d'évoquer la profondeur et la calme solidité de la matière, celle d'où s'élèvent tous nos rêves.
J'ai cru à un moment important et, en somme, à une mode réussie. Puis le feuillagisme s'est prolongé. Il en venait toujours. J'ai cru alors à une survie abusive, à une prolongation qu'il fallait déconseiller. Mais le feuillagisme continuait d'affluer, et souvent admirable. Alors enfin j'ai compris que je me cramponnais vainement à un préjugé révolu de la critique, celui du nouveau à tout prix. Le feuillagisme est un grand mode de la forme et le fait que tant de gens continuent d'en faire ne nuit en rien à la valeur des oeuvres en elles-mêmes.
Reste que chacun en fait à sa façon. Et Alain Janssens nous offre ici une image feuillagiste paradoxale. Sorte de feuillagisme géométrique qui parvient à exprimer à la fois la sauvagerie mouillée des sous-bois et la rigueur minimale d'une forme géométrique, mais si fort emblématique, la croix. Longtemps les hommes ont cru que Dieu avait parsemé la nature de symboles cachés. Mais avaient-ils tort ?

Cf. J.C. Lemagny: catalogue de l'exposition
"LA MATIERE L'OMBRE LA FICTION" Bibliothèque nationale de France. Paris '94.

 


Après avoir, dans une précédente série, exploré de près le corps féminin, AJ, cette fois, dans cette exposition déjà présentée au musée de la photographie de Charleroi, s'immerge dans la nature. Etre sur le motif comme disaient les peintres, en situation de solitude presque tragique, de peur panique (ce qui n'est pas un pléonasme!) provoque assurément le glissement du lieu au lien. La vision débouche sur la réflexion, l'espace cadré par l'oeil du photographe maître de son objectif peut aisément dériver sur les liens. Et sur nos temps passés ou présents. Comme la nature, notre vie n'est-elle pas ombre et lumière, foisonnement et éclaircie, fenêtres fermées ou ouvertes, pensées claires ou contorsions. Chaque visiteur aura sa lecture, s'il peut dépasser la seule beauté plastique de ces superbes photographies souvent accouplées en diptyques ou assorties d'un élément naturel (pierre, plume, feuille). Il aura donc aimé les nuances des noirs, les oppositions du jour et de la nuit, du plein et du vide, du net et du flou, du gros plan et des impressions fuyantes... Ce ne serait que beau, ce ne serait déjà pas peu. A la beauté intrinsèque des images, AJ ajoute la sensibilité de la symbolique qui transparaît dans ces écheveaux de signes, de traces naturalistes. AJ ou quand la photo va bien au-delà de la photo.

Jacques Parisse
"La dernière heure" 29/11/91


 

 

 

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